29/04/2016
L'empire des auras
L’empire des auras, écrit par Nadia Coste
En 2059, les individus sont classés en fonction de leur aura : les bleus ont tous les privilèges ; les rouges, décrétés dangereux, sont exclus du pouvoir.
Avec son aura bleue, Chloé, elle, a été éduquée dans la méfiance des rouges. Contrainte de quitter son lycée privé bleu pour un établissement public mixte, ses idées reçues ne tardent pas à être remises en cause. Car à l'évidence, certains rouges ne sont pas aussi mauvais qu'elle le croyait. Lorsque sa propre aura commence à se modifier, Chloé est rejetée par sa famille. Et bien obligée de prendre position.
Et si les auras, finalement, n'étaient qu'un prétexte utilisé par les puissants pour justifier une société de plus en plus inégalitaire ?
Remplacez « aura » par couleur de peau, religion, orientation sexuelle, origine, nationalité… et le roman vous parlera tout autant ! Parce que son sujet, son vrai sujet, c’est l’intolérance, la bêtise de l’assignation – ce que l’on est serait déterminé par un élément unique qui nous définirait tout entier. Oui, mais, à ce compte-là, on entre vite dans une prophétie auto réalisatrice : les auras rouges sont mauvais, donc, on s’en méfie, on les juge sans cesse, on les considère comme… et ils le deviennent, parce que c’est ce qu’on attend d’eux, parce qu’ils n’ont pas d’autre choix (peu ou pas d’accès aux études, à l’emploi…)
Dans ce roman, c’est Chloé, la bleue à la petite vie tranquille qui va voir ses certitudes basculer lorsqu’elle prend conscience, en étant obligée de les côtoyer dans son nouveau lycée, que les rouges ne sont pas aussi mauvais qu’on le lui a fait croire, et, peut-être plus important encore, que les bleus ne sont pas si gentils. Elle devra accepter de voir ses convictions bousculées et tout son système de valeur s’effondrer au fur et à mesure qu’elle comprendra l’importance du mensonge, et ses raisons réelles. En parallèle, son histoire d’amour avec Florent signe son passage de l’enfance à l’âge adulte.
Le rythme s’accélère peu à peu, au fur et à mesure que nos jeunes protagonistes prennent conscience de la folie qui a gagné toute cette société, et de la nécessité de se battre pour y mettre fin. Les personnages ont cette entièreté de l’adolescence, lorsque tout est encore possible, et que l’on veut changer les choses et lutter contre l’injustice, au mépris du danger. Les adultes qui les entourent ne sont guère reluisants, confits de bêtise et d’intégrisme, ou de lâcheté. Quelques-uns surnagent, mais les véritables acteurs du changement, les véritables héros, ce sont les ados !
Nadia Coste offre, avec ce roman intelligent et bien construit, une belle réflexion sur le thème de la différence et des préjugés. Avec l’aide de l’anticipation, elle démonte finement les rouages de cette folie et fait passer son message tout en finesse.
Seuil Jeunesse – avril 2016 – Pages : 288 – Roman adolescent dès 13 ans – Prix : 13,90 euros
18:10 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)
18/04/2016
Ma meilleure amie s'est fait embrigader
Ma meilleure amie s’est fait embrigader, Dounia Bouzar
Comment peut-on basculer d'une vie de jeune "normal" à celle de prétendant au Djihad ? Comment la radicalisation arrive-t-elle ? Par quelles étapes ? Quel processus ? Pourquoi l'entourage ne voit-il rien ? Dounia Bouzar s'est glissé dans la peau d'une fille dont la copine s'est fait embrigader... Elle raconte comment elle n'a rien vu, et ensuite, elle réalise toutes les étapes par lesquelles Camille est passée avant d'être complètement happée. Un récit qui permet d’exposer toutes les phases de l'embrigadement et tous les signes de la radicalisation, mais de manière plus intimiste et moins moralisatrice.
Dounia Bouzar est une anthropologue française née à Grenoble en 1964, d'un père maroco-algérien et d'une mère française d'origine corse. Docteure en anthropologie spécialisée dans l'"analyse du fait religieux", elle a publié de nombreux articles, livres, essais et tribunes libres. D'abord éducatrice, elle a ensuite été chargée d'études "laïcité" à la Protection judiciaire de la jeunesse de 1991 à 2009. Elle a siégé au Conseil français du culte musulman de 2003 à 2005 en tant que personnalité qualifiée. En 2013, Dounia Bouzar crée avec d'autres experts l'association du CPDSI (Centre de Prévention des Dérives Sectaires liées à l'Islam).
Tout d’abord, soyons claire : expliquer n’est pas excuser, et expliquer est indispensable pour comprendre et combattre le phénomène de la radicalisation des jeunes. Loin d’un discours politique ou moral, Dounia Bouzar choisit au contraire un récit intimiste, au plus près de ses personnages d’ado que rien ne destinait à entrer dans ce cercle infernal.
Au travers de l’histoire de Camille, elle raconte comment l’adolescente est progressivement coupée de sa famille et de ses amis, prise dans un engrenage psychologique redoutable, manipulée par les rabatteurs de Daesch, sur internet puis dans la vie réelle, jusqu’à organiser son départ pour la Syrie.
Par la voix de Sarah, sa meilleure amie, elle permet de saisir le désarroi, la colère, le sentiment d’impuissance de l’entourage. Enfin, elle offre un « voyage » au cœur d’une cellule de déradicalisation, et montre comment on peut littéralement « ramener à la vie » des jeunes perdus, par le lien, la confiance et l’amour. C’est la voix de ces ados qu’elle fait entendre, pour comprendre de l’intérieur, pour dépeindre par l’expérience.
Un ouvrage indispensable, pour les jeunes au premier chef, qui peuvent ainsi mieux appréhender ce qui les menace, ou menace leurs proches, mais aussi pour les adultes, pour expliquer, pour rester vigilants, pour agir !
Dounia Bouzar ne juge pas, elle raconte, elle expose, elle rassure également, on peut revenir de ce voyage au bout de la nuit, il faut que l’on vous tende la main avant qu’il ne soit trop tard.
C’est un appel à la jeunesse, un appel à la tolérance, à l’amitié, aux liens qui nous unissent tous, au-delà des différences que lance l’auteure, écoutons-là !
De la Martinière Jeunesse – avril 2016 – À partir de 14 ans – 14,50 euros – 224 pages
12:28 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)
22/12/2015
Retour à Whitechapel
Retour à Whitechapel, Michel Moatti
Londres, automne 1941. Amelia Pritlowe est infirmière au London Hospital et tente de survivre aux bombardements de l’armée allemande. Lorsqu’elle reçoit une lettre posthume de son père, elle n’imagine pas qu’elle va devoir affronter un cataclysme personnel tout aussi dévastateur : ce dernier lui apprend que sa mère, Mary Jane Kelly, a été la dernière victime de Jack l’Éventreur. Mue par une incommensurable soif de vengeance, la jeune femme va se lancer dans une traque acharnée. Elle intègre une société savante d’experts « ripperologues », la Filebox Society, et va reprendre l’enquête depuis le début, reconstituer les dernières semaines de la vie de sa mère, suivre toutes les pistes et accepter tous les sacrifices pour retrouver le plus mystérieux des tueurs en série.
Par le biais d’un roman d’atmosphère captivant et richement documenté, Michel Moatti propose une solution inédite à l’énigme posée en 1888 : qui était Jack l’Éventreur ?
Je fais partie des amateurs – si j’ose m’exprimer ainsi – de Jack l’Éventreur, en tout cas, de ceux qui éprouvent une certaine fascination pour le personnage et l’énigme. C’est donc avec une grande curiosité que j’ai abordé ce livre, qui promet un coupable inédit. En soi, étant donné le nombre d’hypothèses précédemment formulées, c’est déjà une surprise !
Et la promesse est tenue, l’auteur réussit le tour de force d’exposer de manière très convaincante ses théories, si convaincante que l’on se dit « mais oui, bien sûr ! »
Michel Moatti a enquêté pendant trois ans avant de s’engager dans cette aventure, et il a l’intelligence de présenter le résultat de ses recherches, non dans un aride essai, mais dans un roman palpitant. Son enquêtrice, Amelia Pritlowe, est infirmière au London Hospital en 1941. Elle reçoit une lettre posthume de son père qui lui apprend que sa mère n’est pas décédée de maladie, mais qu’elle a été la dernière victime de Jack l’Éventreur, Mary Jane Kelly.
Amelia se lance alors dans une quête désespérée afin de comprendre qui était sa mère, et surtout, qui l’a tuée. Portée par le désespoir et le désir de vengeance, elle remue ciel et terre pour découvrir l’identité de l’assassin.
L’auteur alterne à chaque chapitre les époques : d’un côté, le journal intime de son héroïne, qui rend compte de l’avancée de ses recherches, de l’autre, les évènements de 1888, tels qu’il les imagine. Ces chapitres sont particulièrement soignés : la reconstitution de Londres au début de l’ère industrielle, qui entraîne les pauvres dans une misère ignoble, et les riches vers une aisance de plus en plus grande est parfaite, tout comme les descriptions de la vie quotidienne des futures victimes, qui les rendent ainsi très proches du lecteur. Le parallèle entre les deux époques résonne étrangement – en 1941, la 2de guerre mondiale bat son plein et Londres est ravagé par le Blitz et l’horreur de ces mois de bombardement fait écho à l’horreur de la condition des ouvriers à la fin du XIX° siècle.
Michel Moatti s’appuie sur les documents historiques pour bâtir son hypothèse, et c’est ma foi très convaincant. Son analyse est parfaitement construite et étayée par les dossiers et les témoignages archivés. Elle paraît d’autant plus plausible que l’auteur prend soin d’expliciter à chaque moment sa démarche et de faire avancer son lecteur au rythme des découvertes de son héroïne. Mais il réussit également à offrir un vrai roman d’aventures, qui tient en haleine, et donne envie de tourner les pages jusqu’à la dernière sans le lâcher.
Palpitante, fascinante, troublante, voilà une lecture à recommander chaudement !
10/18 – Grands Détectives – décembre 2015 – 8,10 € – 432 pages
17:31 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)